Les chantiers de la jeunesse (1940 - 1944)
- Catégorie: Deuxième guerre mondiale (1939 - 1945)
Mémoire
La période qui s’étend de juin 1940 à juin 1944 et qui correspond à l’occupation allemande et au régime de Vichy n’a pas encore vu l’Histoire prendre totalement le relais de la polémique et des passions. Même avec 60 ans de recul les jugements portés sur les institutions nées de cette époque douloureuse et tourmentée restent souvent sans nuance.
C’est le cas, par exemple, des Chantiers de la Jeunesse Française (C.J.F.) Certains ne retiennent qu’une création de Vichy, donc un système collaborationniste comme il y en eut malheureusement beaucoup d’autres, voire un moyen efficace d’alimenter l’abject S.T.O. [1]. Ils y voient un habile procédé de main mise sur la jeunesse française au nom de la "Révolution Nationale" prônée par Vichy. A l’inverse, chiffres à l’appui, d’autres font ressortir la part prise par les cadres et les jeunes des Chantiers dans la constitution des maquis en France et dans la structure et le recrutement des formations militaires créées en Afrique du Nord après le débarquement allié de novembre 1942, en somme une sorte de "vitrine légale" de la Résistance.
Nous allons donc tenter de présenter ce que furent les Chantiers de la Jeunesse. Nous évoquerons d’abord. les circonstances purement événementielles de leur création dans les semaines qui suivirent la défaite de juin 1940. Puis, nous évoquerons la personnalité très controversée du général de la Porte du Theil qui, à partir de directives succinctes, en fut le concepteur et les dirigea jusqu’à son arrestation par les Allemands. Ensuite, nous présenterons sans nous y attarder leur organisation et leur évolution. Enfin, nous aborderons le volet qui prête le plus à polémique, le lien qui se créa à leur corps défendant entre les Chantiers et le S.T.O.
Il est entendu que dans un espace aussi court nous ne pouvons qu’évoquer et non écrire l’histoire des Chantiers qui ont fait l’objet de nombreuses publications.
LA CRÉATION DES CHANTIERS DE JEUNESSE. UNE DÉCISION DE CONDUITE
2 juillet1940. Depuis trois semaines la défaite de l’Armée française est totale, la Wehrmacht occupe le pays, Pétain a les "pleins pouvoirs" depuis le 10 juin, l’armistice est signé depuis le 22. Le général de la Porte du Theil, commandant la 13° Division Militaire à Clermont-Ferrand, est convoqué à Royat où s’est installé le Ministère de la Guerre. On l’informe de ce qu’une partie des contingents 1939 et 1940, appelés dans les dépôts du 8 au 10 juin, soit dans les tous derniers jours de la débâcle, se trouvent depuis complètement abandonnés et livrés à eux-mêmes. Il s’agit donc de regrouper et reprendre en main ces hommes qui n’ont reçu aucune instruction militaire, qui se trouvent dans le plus grand désarroi matériel et moral et dont le comportement commence à inquiéter le commandement. On procéderait ultérieurement à leur démobilisation. On lui laisse toute initiative concernant la méthode et les moyens à employer.
Deux jours plus tard le général de la Porte du Theil présente son plan. On regroupera ces hommes, puis on procédera à leur articulation en unités de 200 hommes environ. On les fera "camper en pleine nature, au milieu des bois, à l’abri de toute cause de trouble ou d’agitation’’ et on les occupera à de grands travaux d’intérêt général.
Ce plan est accepté et l’état-major de l’armée met au point un décret qui prévoit la création d’un service national au profit des jeunes. Ce service national sera rattaché au Ministère de la Jeunesse et de la Famille pour éviter toute ambiguïté. Après de nombreuses péripéties le projet est adopté par le conseil des ministres, beaucoup plus par lâcheté que par conviction. En fait, on élimine ainsi un problème fâcheux.
Le 30 juillet, un décret est signé stipulant que les hommes incorporés en juin 1940 et relevés de leurs obligations militaires seront aussitôt versés pour une durée de 6 mois dans des groupements constitués sous l’autorité du Ministre de la Jeunesse et de la Famille.
LE GÉNÉRAL DE LA PORTE DU THEIL. UNE PERSONNALITÉ CONTROVERSÉE
Avant de poursuivre, il semble nécessaire de s’attarder sur cet officier général atypique qui fut le concepteur et le chef des C.D.J.
Né à Mende en 1884, fils d’un inspecteur général des eaux et forêts, il fait des études brillantes et entre à 19 ans à l’Ecole polytechnique. Il sera officier d’artillerie et suivra le cursus habituel des sujets les plus doués. Après la Première Guerre mondiale, il est instructeur à l’école d’application de l’Artillerie, professeur à l’Ecole de Guerre. En 1935, général de brigade, il commande l’Ecole de Fontainebleau. A la veille de la Seconde Guerre mondiale il est à Metz, commandant la 42° Division.
Le 10 mai au moment où se déclenche l’attaque allemande, il prend à l’improviste le commandement du 7e Corps d’Armée en Alsace. Avec sa grande unité et à partir de l’Aisne, alors que la partie est déjà perdue, il va mener un combat retardateur opiniâtre et en bon ordre vers la Marne, la Seine puis la Loire, sans qu’à aucun moment son dispositif ne soit enfoncé ou rompu.
Quand se termine la campagne de France il est le plus jeune des commandants de corps d’armée et parmi les plus méritants, ayant largement prouvé qu’il était un chef. Mais il n’est certainement pas que cela. C’est avant tout, non pas un homme des villes mais un homme des champs, il a exercé des responsabilités dans le scoutisme, c’est un excellent cavalier, un chasseur et au cours de sa carrière il s’est plus intéressé à la formation des jeunes qu’aux arcanes de l’administration centrale ou du monde politique. Il sera rejoint dans son action par un grand nombre de ses anciens élèves et subordonnés qui le suivront jusqu’au bout. C’est là un critère de qualité humaine dont peu de généraux de son époque peuvent se prévaloir.
Homme de réflexion et d’action, quand il reçoit sa mission le 2 juillet, il a certainement déjà une idée, voire un projet en tête car celui qu’il présente deux jours plus tard contient en puissance toute la philosophie des futurs C.D.J. que cette mission va lui permettre de développer et de pérenniser. Donner aux jeunes français un complément de formation morale, physique et professionnelle en vue d’en faire de meilleurs citoyens et les préparer à assumer un jour leurs responsabilités de citoyens. Pour cela, les isoler de la société civile et dans un cadre contraignant les aguerrir physiquement et moralement, renforcer leur patriotisme et leur sens de la solidarité.
A ce stade, il faut bien se souvenir que nous sommes deux semaines après l’armistice, que l’Appel du 18 Juin est encore inconnu de la grande majorité des Français et qu’un homme est en train de mettre sur pied une forme de service national qui permettra peut-être de contourner les accords d’armistice qui nous astreignent à une armée résiduelle et de métier dans la Zone Libre au sud de la Loire, nous interdisant toute forme de service militaire.
Les C.D.J. seront en effet avant terme un service national tel que certains peuvent le concevoir aujourd’hui en élargissant le champ de ses activités, un substitut du service militaire, mais aussi peut-être, dans une société de plus en plus opprimée et bâillonnée par l’envahisseur et par la collaboration qui va se développer, un système de ’défense passive’ et dans une mesure certaine, un moyen de préserver la jeunesse de la tourmente. Car, il faut bien admettre qu’entre juillet 1940 et la fin de 1943 la majorité des jeunes français ne pouvaient matériellement ni prendre le maquis ni rejoindre la France Libre.
L’ORGANISATION DES CHANTIERS. UN CALQUE RÉGIMENTAIRE
La mise sur pied se fit très rapidement et dans la plus grande improvisation. Pour faire simple, l’organisation fut calquée sur celle de l’armée de terre. Pour l’encadrement on fit appel au volontariat. Il y eut de très nombreuses candidatures de cadres de l’armée d’active mais aussi de la réserve et de la société civile, de nombreux polytechniciens et d’anciens subordonnés ou élèves du général de la Porte du Theil.
Début août, nommé Commissaire Général des C.D.J., le général de la Porte du Theil s’applique d’abord à trouver l’encadrement nécessaire pour une masse d’appelés évaluée à 70.000 hommes mais qui finira par atteindre près de 87.000 hommes. [2]
Les Chantiers furent articulés en six régions dont cinq en Zone Libre et la sixième en Afrique du Nord. Chaque région devait comprendre entre huit et dix groupements d’un effectif tournant autour de 2000 hommes, soit le niveau d’un régiment d’infanterie. Au fur et à mesure de leur désignation les chefs de groupement s’en allèrent prendre leur commandement munis d’instructions rédigées par leur général en une matinée sous le titre de « note de base ».
Le groupement est organe de commandement et organe administratif responsable de la vie matérielle, de l’instruction et du moral. A son niveau sont regroupés les différents services, les magasins, les ateliers et l’infirmerie-hôpital. Les chefs de groupement ont sous leurs ordres une dizaine de groupes d’environ 200 hommes, soit une grosse compagnie d’infanterie, disposant chacun d’un camp qu’il faudra créer de toutes pièces dans une zone isolée et très souvent montagneuse.
Chaque groupe est articulé en une dizaine d’équipes d’une quinzaine d’hommes.
L’équipe est le pion de base. Elle constitue l’élément indissociable au sein duquel sont également partagés le travail, la détente et le repos. Le plus souvent elle sera commandée par un appelé ayant fait un stage de qualification.
L’ "ESPRIT CHANTIERS"
On part donc à zéro, les hommes arrivent avec un paquetage sommaire et une toile de tente, on commence par un camp de toile. On est à la fin de l’été, l’hiver 1940-41 sera rude et les conditions de vie seront particulièrement sévères.
C’est donc à l’intérieur du camp de groupe que vont être mis au point et développées progressivement les activités. Il est à noter que le Commissaire Général n’a pas voulu d’une doctrine ni d’un système figé et stéréotypé. En conséquence, ses subordonnés disposent d’une grande liberté d’action pour mettre en œuvre ses directives. Le principe de base est que le jeune ne doit jamais être inoccupé, des activités soutenues doivent gommer l’ennui qui pourrait résulter de l’isolement.
Dans chaque camp, la journée commence par le lever des couleurs selon un cérémonial solennel, suivi souvent par une allocution. La journée est partagée en deux parts égales, d’un côté, le travail de chantier, de l’autre, l’éducation physique et l’instruction technique. Pour les illettrés et ceux qui n’ont pas leur certificat d’études des cours de rattrapage sont organisés.
Le travail est considéré avant tout comme un outil éducatif. Il s’agit de produire en commun quelque chose d’utile au pays sans entrer dans des considérations de rentabilité : fourniture de bois de chauffage, de charbon de bois, construction de pistes et de chemins, initiation au travail du bois et du fer, à la maçonnerie…
Mais l’essentiel est la formation morale. Elle a pour but de faire prendre conscience au jeune de ses devoirs d’homme et de ses responsabilités de citoyen, de cultiver le sens de la vergogne et de la dignité. Tout cela va être progressivement élaboré avec beaucoup de pragmatisme pendant les six mois de formation du premier contingent, soit jusqu’en février 1941, date à laquelle les jeunes furent libérés et rendus à leur famille.
Très rapidement se posa la question de savoir si cette décision de conduite resterait une affaire sans suite ou si elle serait pérennisée sous forme d’un service national, ce qui semble bien avoir été l’idée du Commissaire Général dés le début. Ce fut le maréchal Pétain qui trancha, en déclarant au Commissaire Général de la Porte du Theil. « Faites-moi une armée ».
A ce stade, on peut penser que l’un et l’autre avaient encore le même dessein. Mais la méfiance initiale des Allemands vis à vis de cette institution va progressivement s’étendre au gouvernement de Vichy et se concrétiser au vu du rôle joué par les Chantiers d’Afrique du Nord lors du débarquement allié de novembre 1942.
LA FIN CONTRASTÉE DES CHANTIERS EN A.F.N. PUIS EN FRANCE
Paradoxalement ce sont les C.D.J. d’A.F.N. qui vont disparaître les premiers, parce qu’ils auront rempli les premiers et au mieux la mission pour laquelle ils avaient été préparés, mais leur disparition créait du même coup une situation qui interdisait pratiquement à leurs camarades de Métropole de pouvoir en faire autant.
Le 8 novembre 1942, les alliés débarquent en A.F.N. Le hasard veut que le Commissaire Général de la Porte du Theil vienne d’arriver en Algérie pour une tournée d’inspection des C.D.J., accompagné par le Commissaire Régional Van Hecke qui les commande. Quelque temps avant son départ de France, le premier a été discrètement informé que le second avait d’étranges contacts avec le consul américain à Alger, Robert Murphy. Il n’y a donné aucune suite conformément à sa règle qui consiste à laisser une grande liberté d’action à ses subordonnés.
Le Commissaire Régional Van Hecke, né à Anvers, s’est engagé à la Légion étrangère et y a gagné ses galons d’officier pendant la guerre de 1914-1918, puis a servi dans les services spéciaux. Il s’est distingué au début des C.D.J. et a été nommé Commissaire Régional pour l’A.F.N. Personnalité affirmée, chef et patriote intransigeant, il appartient effectivement au « Groupe des Cinq » qui, en liaison avec Robert Murphy, est chargé de faciliter le débarquement allié.
Suivant le plan convenu, le 8 novembre, les Américains installeront leur P.C. à la direction des C.D.J.. Le central de la Grande Poste et celui des Américains seront tenus par les jeunes des Chantiers. Ce seront encore eux qui, le 9 novembre, accueilleront le général Giraud arrivant de France, assureront sa protection et l’installeront manu militari au Palais d’Eté.
On a beaucoup polémiqué sur l’attitude du général de la Porte du Theil à ce moment précis.
Il se trouvait à Constantine le 8 novembre et il décida de rentrer en métropole le lendemain. Cela lui fut fortement reproché. Il faut cependant noter qu’il ne désavoua pas Van Hecke, bien au contraire, il lui passa ses pouvoirs et précisa aux C.D.J. qu’ils devraient considérer comme nul et non avenu tout ordre venant éventuellement de lui après son départ.
Il aurait pu rester en Algérie et obtenir un poste correspondant à ses états de service, mais il estima qu’il y avait assez de généraux à se le disputer et il préféra rentrer, sans doute parce qu’il pensait que sa place était parmi le gros de ses troupes et que sa désertion leur aurait certainement porté un coup fatal. Le général de la Porte du Theil rentra en France et le lendemain fit son rapport au maréchal Pétain et au général Weygand.
Le lendemain, ce dernier fut arrêté par les Allemands et déporté en Allemagne.
Quant à Van Hecke, il ne perdit pas de temps, il obtint dans la foulée la mobilisation de ses C.D.J. et le rappel de ses anciens avec lesquels il constitua trois nouveaux groupements. Et l’entraînement militaire, mais cette fois avec l’armement, commença immédiatement. Le 15 décembre, ses effectifs transférés à l’Armée fourniront 40000 des 70000 hommes qui vont être engagés en Tunisie contre l’Africa Korps au premier trimestre de 1943, puis ils participeront à la campagne d’Italie, au débarquement en Provence et à la campagne de France et d’Allemagne.
D’autres groupements installés en France fourniront de nombreux éléments de renfort pour les unités débarquées ou créées entre septembre 44 et le printemps 45 [3] Personnellement, nommé lieutenant-colonel après avoir refusé une place au gouvernement provisoire, Van Hecke va prendre le commandement du 7° R.C.A. en cours de création, composé exclusivement de membres des Chantiers. Ce régiment de chasseurs de chars va se couvrir de gloire en Italie, en Provence, prendra Bourg-Saint-Maurice et participera à la prise de Strasbourg puis de Stuttgart. [4] Promu général après avoir commandé une brigade blindée, il n’en sera pas moins traduit devant un tribunal pour ’pétainisme’ à son retour en France. Il sera acquitté, et se verra ultérieurement qualifier de ’gaulliste’ par le général de Gaulle dans ses Mémoires. [5] Drôle d’époque !
LES CHANTIERS ET LE S.T.O.
Un autre sujet de polémique porte sur le rôle joué par les Chantiers dans l’alimentation du S.T.O., Service du Travail Obligatoire dans les usines d’Allemagne.
Après l’invasion de la Zone Sud par la Wehrmacht, la situation va se détériorer rapidement pour les C.D.J. En effet, au cours de l’hiver 1942-43 les Allemands exigent l’envoi en Allemagne de 300.000 spécialistes et travailleurs français. Le gouvernement de Vichy crée donc le commissariat au S.T.O. [6], service qui obtient très peu de résultats, tant et si bien que les Allemands passent à la contrainte et en avril-mai 1943 déclenchent dans les grandes villes des rafles de jeunes qui sont déportés en Allemagne.
Pour éviter ces procédés aveugles, Vichy décida d’appeler la classe 1942 pour le S.T.O. En Zone Sud un tiers de cette classe était aux Chantiers et le général de la Porte du Theil refusa de les livrer. Il les libéra donc par anticipation et les renvoya dans leurs foyers nantis d’une permission de 15 jours et d’une convocation pour le S.T.O. à l’issue. Il pouvait difficilement leur conseiller de déserter à l’issue de leur permission, c’est pourtant ce que fit plus de la moitié d’entre eux, les autres revinrent et furent dirigés vers les centres de rassemblement du S.T.O. Il est à noter que de nombreux cadres les suivirent par solidarité et, arrivés en Allemagne, y reconstituèrent les structures des C.D.J., y firent entrer les autres travailleurs français qui le désiraient, et se constituèrent leurs interlocuteurs vis à vis des Allemands.
En septembre 1943 Laval informe le général de la Porte du Theil que les Allemands exigent l’envoi en Allemagne de la totalité des hommes des C.D.J.. Le général refuse et ajoute que son état-major a pour mission de disperser les hommes s’il advenait qu’il ne revint pas d’un de ses voyages à Vichy. Le lendemain, à la demande de Laval, il rencontre seul le chargé d’affaires allemand et après un entretien orageux, il ne cède rien. Le chargé d’affaires fera son rapport et l’Allemagne reportera son exigence au 1er janvier 1944.
Les slogans ont la vie dure. Il a suffit qu’un jour on écrive que "les Chantiers de la Jeunesse ont servi de réservoir pour la main d’œuvre française en Allemagne" pour que cette opinion devienne un fait historique. En réalité, il a pu être établi à la suite de plusieurs études que le pourcentage des CJF partis au S.T.O. n’a pas dépassé 2,44 % du total. [7]
Le 27 décembre 1943, Laval notifie au général de la Porte du Theil que Ribbentrop exige son éviction immédiate. Rendez-vous est pris pour la semaine suivante. Le 3 janvier 1944, le général se rend à Vichy pour sa visite d’adieux. Le lendemain il est arrêté par les Allemands et déporté en Allemagne. Un nouveau Commissaire Général plus docile sera désigné pour le remplacer, mais les cadres des Chantiers s’organiseront pour le neutraliser, certains cadres démissionneront, la majorité restera pour tenter de sauver les Chantiers, d’autres seront arrêtés et déportés par les Allemands. Dans les mois qui suivent de nombreux cadres et jeunes vont rejoindre les maquis et après les débarquements, très nombreux seront ceux qui rejoindront l’Armée française. On peut toujours refaire l’histoire. On peut toutefois imaginer ce qu’il serait advenu des jeunes des Chantiers entre l’été 1943 et l’été 1944 si leur chef avait décidé de rester en AFN.
Les C.D.J. seront dissous en trois étapes, en juin 1944 par les Allemands, le 5 juillet par le gouvernement d’Alger et le 13 décembre par le gouvernement provisoire de la République. Ils auront décidément eu la vie dure.
CONCLUSION
Il n’est pas facile de porter, 60 ans après, un jugement global et serein sur les Chantiers. Surtout avec les mentalités actuelles sur l’éducation, le patriotisme, l’esprit de défense. En outre, cette expérience s’est déroulée dans une situation exceptionnelle qu’on a peine à imaginer aujourd’hui. Essayons donc de nous en tenir aux faits.
Le maréchal Pétain avait accédé au pouvoir revêtu d’une apparence de légalité, investi en tout cas par une majorité parlementaire à qui l’on se garda bien quatre ans plus tard de demander pourquoi elle s’était dessaisie de ses responsabilités au profit d’un vieillard. Une chose est certaine, les C.D.J. furent créés dans les jours qui suivirent l’armistice dans un contexte d’urgence qui excluait encore toute arrière pensée politique, à un moment où on ne pouvait prévoir la dérive collaborationniste que donnerait Laval à la politique de Vichy. Les Chantiers furent donc une des suites immédiates de la débâcle.
L’esprit de résistance et de revanche au sein des groupements se développa progressivement, de manière variable selon les circonstances et plus encore selon les orientations de leur encadrement. En AFN, sûrement, mais la Méditerranée protégeait. En Métropole aussi, au moins chez une grande part des cadres et des jeunes, puisque les Maquis seront fortement approvisionnés, fait incontestable, soit individuellement, soit par détachements complets.
Il n’en demeure pas moins que les chantiers restent entachés de leur création sous Vichy. De même a-t-on voulu faire croire qu’ils furent une réserve pour les STO, dont l’alimentation fut la conséquence du zèle ou au minimum de la passivité de Vichy face aux exigences allemandes. Pourtant, des chiffres incontestables montrent que la part des Chantiers fut infime.
Quoi qu’il en soit, on reste frappé par l’unanimité des témoignages de ceux qui vécurent l’expérience des Chantiers, quelle que fut la suite personnelle que chacun lui donna. Ils furent fortement marqués par la solidarité humaine et l’enrichissement personnel venus d’une vie de rusticité partagée en pleine nature et consacrée aux travaux au profit de la collectivité.
En ce sens, l’expérience des Chantiers mérite que l’on y porte intérêt, à condition toutefois de la replacer dans un climat de contraintes exceptionnelles que l’on a peine à imaginer 60 ans plus tard. [8]
Par René MASCARO, septembre 2002
NOTES:
[1] Service du Travail Obligatoire en Allemagne pour alimenter en main d’œuvre étrangère les usines guerre allemandes.
[2] Selon l’annexe 11 des pièces justificatives de l’ouvrage cité en Bibliographie (page 193) le total des contingents incorporés a atteint 405.000 h en métropole et 75.000 h en Afrique du Nord, auxquels s’ajoutent 10.000 cadres, soit 490.000 environ.
[3] Outre le 7e RCA déjà cité, des CJF à la 3e DIA (4e RTT, 49e RI), à la 2e DIM (20e BCP, 5e RTM), à la 4e DMM ( 27e RI), à la 1ère DI (43e RI), à la 9e DIC (21é, 23e et 6e RIC), à la 27 DIA (dans toutes les unités), à la 10e DI ( 18e RI), ainsi que dans une dizaine de corps de réserve générale.
[4] Il se verra attribuer la fourragère de la Croix de Guerre 39-45 et son chef sera fait commandeur de la Légion d’Honneur par le général de Gaulle à Strasbourg le 11 février 1945.
[5] Mémoires de Guerre, tome 2 (1956) Paris, Plon, page 43.
[6] Loi du 16 février 1943
[7] L’annexe 51 du document cité en bibliographie donne les chiffres suivants. Juin-décembre 1942 (1er départ) : 240.000. Pas de STO. Janvier-mars 1943 (2e départ) : 250.000. Pas de STO. Mai-octobre 1943 (3e départ) : 125.000, dont 16.000 CJF Octobre à février 1944. Arrêt de départs. Février à juin 1944. 40.000 (dont quelques groupes CJF de 300 à 500 provenant des rafles) Au total, sur 655.000 travailleurs en Allemagne, 16.000 proviennent directement des CJF, soit 2,44 %.
[8] Bibliographie.
Histoire des Chantiers de Jeunesse racontée par des témoins. Actes du colloque d’histoire . 12 et 13 février 1992. SHAT . Vincennes. Cet ouvrage de 290 pages, outre les 36 interventions du colloque, contient une importante annexe bibliographique (pages 250 à 276) fort utile pour toute étude sur les Chantiers de Jeunesse, en particulier : l’état des séries détenues aux Archives nationales et au SHAT, une liste d’ouvrages d’époque ou postérieurs consacrés au sujet, une abondante sélection d’articles de revues et journaux, une liste d’ouvrages portant sur les chantiers et la Résistance, les évasions par l’Espagne, les Chantiers et l’Armée, Vichy et les Chantiers de Jeunesse, l’Ecole des cadres d’Uriage, la mission Chantiers en Allemagne