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Une embuscade dans la guerre en AFGHANISTAN

Mémoire

L’auteur du texte suivant est le général de corps d’armée (2S) François CANN qui a commandé le 8e RPIMa de 1977 à 1979.

L’accrochage qu’a douloureusement vécu en Afghanistan une section de la 4e compagnie du 8e R.P.I.Ma et surtout la polémique qui s’en est suivie (et qui se poursuit), générée par des journalistes, spécialistes autoproclamés de Défense, m’incitent à vous livrer quelques réflexions.

Je me devais de les exposer en « 8 » chapitres.

1. Géopolitique

Ayant découvert, peu de temps avant le siècle nouveau, l’existence d’un groupe du nom d’Al Qaïda, le monde occidental a soudainement pris conscience, le 11 septembre 2001 avec la destruction du World Trade Center, du potentiel terrifiant de ce groupe prêt à toutes les actions extrêmes pour déstabiliser et défaire le monde occidental. Ce groupe Al Qaïda, originaire d’Arabie Saoudite et du Yémen, a choisi l’Afghanistan pour sanctuaire parce que la topographie lui est favorable et que la population a historiquement toujours rejeté l’infidèle (les lanciers du Bengale dans le Khyber Pass au XIX° siècle et, plus près de nous, l’armée soviétique).

Par un choix incompréhensible (en dehors de considérations économiques en général et pétrolières en particulier), les Etats-Unis ont, à la fin de 2001, placé leur effort principal (3/4 des forces) sur l’Irak et leur effort secondaire (1/4 des forces) sur l’Afghanistan alors que des dispositions inverses se seraient avérées plus cohérentes. Il semblerait d’ailleurs que les deux candidats à la présidence américaine s’accorderaient sur cette inversion de la répartition actuelle.

Depuis 2001 les attentats commis au nom d’Al Qaïda n’ont cessé de proliférer, tel un cancer, de par le monde, l’Algérie étant le dernier pays atteint en cette fin du mois d’août 2008.

Il n’y a aucune raison d’espérer que ces attentats prennent fin demain, de même qu’il est vain de croire qu’ils vont épargner la France.

Dès lors, l’alternative qui se pose à nous aujourd’hui est d’une simplicité biblique :
- ou bien nous tolérons l’existence du sanctuaire afghan d’Al Qaïda en espérant que cette entreprise terroriste s’essoufflera et s’éteindra d’elle-même.
- ou bien nous décidons d’éradiquer le mal à sa source et de « mettre le paquet » en Afghanistan.
Cette tragique alternative revêt la forme d’un pari mortel pour notre société dont les citoyens, mal informés du danger, souhaitent à 55%, comme pour se donner bonne conscience morale, que nos troupes engagées là-bas soient rapatriées.

2. Géostratégie

Nous, les Français, nous savons d’expérience qu’une rébellion qui bénéficie du soutien d’un arrière-pays ne peut être éradiquée. Le Vietminh en Indochine avait quasiment gagné la partie dès l’avènement du communisme en Chine en octobre 1949.
Inversement, le F.L.N. n’a jamais pu, quoiqu’il dise, gagner la guerre sur le terrain en Algérie dès lors que les frontières de ce pays avec la Tunisie et le Maroc avaient été rendues totalement hermétiques.

L’Afghanistan partage avec le Pakistan une frontière de 1.500 km en montagne. Dès lors, la réponse à nos opérations actuelles en Afghanistan ne se trouve ni à Paris, ni à Washington mais à Islamabad, capitale du Pakistan. De deux choses l’une :
- ou bien le gouvernement pakistanais accepte la réalisation d’opérations militaires conjointes permanentes et alors la rébellion peut être vaincue,
- ou bien il refuse et alors il faudra que l’Occident renonce avec ses moyens actuels à combattre ce « tonneau des Danaïdes » et s’organise différemment c’est à dire en doublant ses effectifs et ceux de l’armée afghane afin de pouvoir contrôler le terrain en totalité.

3. Tactique

Les principes de la guerre sont immuables : concentration des efforts, économie des forces et liberté d’action. Actuellement les talibans sont les seuls à pouvoir les appliquer : ils choisissent l’heure et l’endroit où frapper ainsi que leur mode d’action, ils se concentrent pour leur opération et se dispersent aussitôt pour s’économiser.

Nous avons connu ce genre de situation en Algérie. Qu’avons-nous fait ? Avec patience et beaucoup de ténacité, nous avons renversé les rôles en occupant le terrain et en retournant l’insécurité contre les rebelles.

J’ai vécu ce renversement, comme lieutenant chef de section au 3e R.P.C. du colonel Bigeard. Nous nous sommes « immergés » dans le djebel où nous avons pris la place des rebelles en étant, selon l’expression de notre colonel, « rustiques, souples, félins et manœuvriers ». Les experts autoproclamés qu’on voit aujourd’hui à la télévision peuvent bien se gausser de cette époque en affirmant que nous ne sommes plus à l’heure des « p’tits gars » (allusion perfide à Bigeard). Je suis désolé mais cette guerre, on a beau la baptiser « asymétrique » (un néologisme militaire qui passe bien dans les salons), il s’agit encore et toujours de guérilla. Et là on sait ce qu’il faut faire et surtout ce qu’il ne faut pas faire.

On sait d’expérience que, contre une guérilla, une opération mécanisée ou motorisée frappe presque toujours dans le vide, tellement ses prémices sont voyants et bruyants et surtout parce qu’elle est liée à un réseau routier précaire. Largement prévenus, les rebelles ont tout leur temps pour prendre le large et attendre que l’opération prenne fin pour réoccuper le terrain, surtout la nuit. Ces opérations SOP (Standard Operating Procedures) de l’OTAN sont immuables. Elles se réalisent toujours de la même manière et interdisent toute initiative ou improvisation. Elles sont stériles. Les seuls bilans réalisés à ce jour en Afghanistan sont le fait de Forces Spéciales immergées dans les zones suspectes.

Le bon sens voudrait qu’on oriente nos forces vers une fluidité qui lui permette d’occuper le terrain de ces zones suspectes pour y retourner l’insécurité et gêner l’action des rebelles.

Mais comme nous sommes censés être en Afghanistan pour aider ce pays à accéder à la démocratie, l’enjeu dans les zones d’insécurité est la population.

Les opérations de contre-guérilla, pour nécessaires qu’elles soient, sont insuffisantes. Il faut pouvoir les compléter par des actions de pacification.

Sur ce chapitre aussi nous avons, nous les Français, une solide expérience avec ce système ingénieux et efficace des Sections administratives spécialisées chargées de prendre le contrôle des populations jusqu’alors soumises aux rebelles. Leur succès fut patent : je vous renvoie au remarquable ouvrage du commandant Oudinot « Un béret rouge... en képi bleu ». En Afghanistan, cette tâche civilo-militaire devrait être assumée par l’armée afghane ... tâche ardue dans un pays qui, en coulisse, produit 22 tonnes d’opium par jour (8.200 tonnes en 2007, source Figaro 23/08/08).

Très sincèrement, les formes d’action en Afghanistan doivent être modifiées du tout au tout. Point n’est besoin d’inventer, il suffit de refaire ici ce qui a réussi ailleurs.

Il y a malheureusement dans les armées françaises une allergie à tirer des enseignements des actions passées :
Le 7 octobre 1950 en Indochine, lors de l’opération de repli de la garnison de Lang-Son, le 1er bataillon étranger de parachutistes disparut corps et biens dans les calcaires de Coc Xa. Or, en 1884, le chef de bataillon Gallieni avait interdit, sous quelque prétexte que ce fut, de traverser cette zone mortelle.

Dans nos armées, l’expérience n’est pas transmissible. Beaucoup plus pragmatiques et modestes, les Britanniques et les Américains n’hésitent pas à faire appel aux officiers à la retraite qui ont déjà exercé un commandement dans une zone revenue à l’actualité et, à la demande, ils organisent un Conseil de véritables experts.

La principale utilité de ces Conseils d’experts n’est pas tellement de suggérer ce qu’il faudrait faire mais de rappeler ce qu’il ne faut surtout pas refaire. Du fait de son passé militaire, notre pays regorge d’experts mais il ne sait pas en profiter. C’est bien regrettable.

4. Le renseignement

Le règlement de manœuvre nous apprend que « le renseignement met le chef à l’abri de la surprise » ce que le général Grant pendant la Guerre de Sécession des Etats-Unis (1861-1865) illustrait en souhaitant avoir « des officiers qui sachent ce qui se passe de l’autre côté de la colline ». A Beyrouth, dans les années 80, notre brigade de la Force multinationale de sécurité a perdu près de 90 de ses hommes sans savoir qui « venait de l’autre côté de la colline » pour les tuer. Nos services de renseignement affichèrent alors une ineptie coupable.

Aux extrémités de la gamme des moyens d’acquisition du renseignement se situent le satellite et les informations données par la population. Cette dernière, terrorisée par les talibans, ne parle pas. Quant au premier, le satellite, il est inopérant au-dessus d’un accrochage, en raison même de la fluidité et du caractère contingent de l’action. Restent les moyens intermédiaires : forces spéciales dans la profondeur, hélicoptères et drones au profit desquels il faut appliquer un effort urgent et prioritaire car cette gamme de moyens d’acquisition souffre cruellement d’un déficit grave. Il est criminel de laisser crapahuter nos unités terrestres en aveugle.

5. L’articulation des forces

C’est avec surprise qu’à l’occasion de l’embuscade de Carmin 2 (indicatif radio de la section du 8e R.P.I.Ma), nous avons appris que la 4e compagnie (Carmin) était détachée auprès du R.M.T. (régiment de marche du Tchad), à 200 km de là.
Nous n’avons pas été moins surpris d’apprendre que l’infirmier de Carmin 2 était un caporal-chef du 2e R.E.P. !
Il y a sûrement de bonnes raisons du moment et de circonstances pour expliquer ce mélange d’unités.

Nous, les « anciens patrons », nous avons sans cesse lutté avec force, en particulier dans les années 80, contre le non-respect des filiations organiques. Le « 8 » s’est entraîné cinq mois durant avec ses quatre unités et, dès son arrivée, il a dû se séparer de sa 4e compagnie, laquelle a « débarqué » au R.M.T. dans un environnement inconnu. La qualité du R.M.T., largement reconnue, ne saurait être en cause mais a-t-on déjà vu une équipe de rugby entamer un match avec des joueurs qu’elle ne connaît pas ?
Il est vital à la guerre de ne pas toucher aux structures qui se sont rodées à l’entraînement.

6. La fausse polémique

Les anciens du 8e R.P.I.Ma, éprouvés par la mort au champ d’honneur de huit de leurs jeunes frères d’armes, ont mal vécu l’insidieuse polémique lancée par de faux experts sur la jeunesse des paras, leur insuffisante préparation et leur mauvaise protection.

a/ Il n’y a pas de vieux soldats dans l’infanterie. Depuis sa création en Indochine, le « 8 » a perdu plus de 500 des siens :
- Michel Bornet, tombé en Indochine, en 1951 n’avait pas dix-neuf ans,
- Michel Lagathu, tué en Algérie, en 1958 avait fêté ses dix-neuf la veille de sa mort,
- Pierre Jacquot, tombé au Sud Liban en 1979, avait 21 ans,
- Jean Carbonnel, assassiné par un sniper à Sarajevo en 1994, avait vingt deux ans,
- Carmin 2 avait une moyenne d’âge de 24 ans et 8 mois pour un effectif de 11 gradés et 19 paras, ces derniers ayant 20 ans, lesquels se trouvent d’ailleurs humiliés qu’on leur reproche d’être trop jeunes.

b/ La jeunesse n’a rien à voir avec l’ancienneté et l’expérience. Engagés à 18 ans le 1er juin 2007, les jeunes paras avaient plus de 14 mois de service : 4 mois de formation de base + 3 semaines de stage para + 5 semaines de stage commando. Au sixième mois de service, c’est à dire le 1er décembre 2007, la section a rejoint la 4e compagnie (Carmin) et, depuis le 1er mars, s’est entraînée jour et nuit pour une seule mission spécifique : l’Afghanistan. De mémoire de para, nous n’avons jamais vu une unité bénéficier d’un tel préavis, cinq mois en l’occurrence. Le nombre de fois où nous avons découvert la veille notre mission pour le lendemain !
J’ajoute au chapitre de l’expérience que le chef de section et son adjoint avaient déjà accompli dix opérations extérieures et les chefs de groupe et les caporaux, une demi-douzaine en moyenne.

c/ On dit que les paras étaient mal protégés. Le nouveau CEMAT, le général Irastorza, m’a dit qu’il y a deux ans, nous aurions eu, selon l’avis des chirurgiens, deux morts de plus à déplorer : le nouveau gilet pare-éclats (EFB) les a sauvés.
Nous enrageons, nous les Anciens du « 8 », de voir se pavaner à la télévision des spécialistes autoproclamés de la Défense, qui pour la plupart n’ont jamais tenu un fusil de leur vie, venir nous expliquer comment il faut faire la guerre. C’est insupportable ... je dis avec force que Carmin 2 n’a pas reculé devant un ennemi largement supérieur en nombre et qu’elle a ramené ses morts et ses blessés.
Carmin 2 était donc une excellente section.

7. L’inquisition médiatique

Hier, 26 août 2008, le régiment a accueilli, en son quartier Fayolle, le Président de la République venu passer une heure pour lui parler et aussi pour rencontrer les familles. Les survivants de Carmin 2, blessés légers et valides, étaient sur les rangs : il paraît que c’est une règle OTAN de rapatrier une section « traumatisée » (quelle entreprise c’eut été en Indochine et en Algérie !). A la dislocation, on vit une meute de journalistes s’abattre avec avidité sur ces pauvres gars qui se demandaient bien ce qui leur arrivait. Et ces journalistes en mal de copie s’évertuaient, sans gêne, à arracher à nos paras quelques reproches ou autre récriminations contre le commandement susceptibles d’être triomphalement exploités dans la presse. Manque de chance pour les journalistes, nos jeunes ne tarirent pas d’éloges pour leur chef de section, l’adjudant Evrard, ainsi que pour leurs gradés avec lesquels ils vivaient en permanence depuis plus de quatorze mois (1er juin 2007). On voyait dans leurs regards que l’admiration était sincère. Leurs yeux s’embuaient lorsqu’ils évoquaient le souvenir de leurs trois caporaux-chefs, Buil, Grégoire et Penon, tombés sous leurs yeux.

Ce jeu de la culpabilisation déteint des médias vers les instances dirigeantes. J’ai sous les yeux l’éloge funèbre prononcé le 21 août aux Invalides par le Président de la République ; je cite : « ... en tant que chef des Armées, je n’ai pas le droit de considérer la mort d’un soldat comme une fatalité. Je verrai les familles dans quelques minutes, je veux qu’elles sachent tout. Elles y ont droit. Je veux que vos collègues ne se retrouvent jamais dans une telle situation. Je veux que tous les enseignements soient tirés de ce qui s’est passé ... »

Hier, au quartier Fayolle il a dit (je cite de mémoire) : « assurer les familles que toute la lumière serait faite sur les circonstances de l’embuscade et les responsabilités établies ». Les militaires présents ont mentalement complété : « et les coupables seront punis ».
Vouloir traiter les circonstances d’une embuscade dans une opération de guerre comme celles d’un accident civil de la route est une dérive inquiétante pour les chefs militaires. S’ils doivent se retrouver « en taule » pour avoir débordé par la gauche au lieu d’avoir manœuvré par la droite, la source de recrutement de nos officiers risque de se tarir rapidement.

8. La ferveur d’une ville

Vieille ville de garnison, Castres (le castrum romain) a dévoilé, de façon admirable et émouvante, sa véritable nature.
Dès l’annonce du drame, le maire a fait mettre en berne tous les drapeaux de la ville et a ouvert un livre d’or à l’hôtel de ville. Le 20 août au soir, il fallait faire une heure de queue pour accéder au registre.

Les murs grillagés du quartier Fayolle furent dans la journée recouverts de fleurs par des automobilistes et des piétons anonymes.
L’office œcuménique célébré le 23 août matin a regroupé un millier de fidèles dans la cathédrale Saint-Benoît et tout autant de personnes sur le parvis où avait été dressé un écran géant. Ce mardi soir 26 août, le C.O. (club de rugby local) accueillait l’Aviron Bayonnais pour son premier match de championnat. Les tribunes populaires étaient bordées d’une énorme affiche : « Loin des yeux, près du cœur, tous avec nos gars du « 8 » ».

Le speaker fit observer une minute de silence après avoir demandé au président du club , Monsieur Revol, au maire de la ville, Monsieur Bugis et au lieutenant-colonel Meillan, commandant en second du régiment, de venir prendre place au centre de la pelouse. A l’issue de la minute de silence, il demanda au public d’applaudir le « 8 » pendant une minute également, lequel public, debout, se prit au jeu : c’est à qui applaudirait le plus fort !

Il faut voir dans tous ces signes d’amitié l’aboutissement d’une harmonie forgée entre les maires et les chefs de corps successifs, depuis l’arrivée du régiment en août 1963. Depuis cette date, et surtout depuis 1969, année où débuta la professionnalisation du « 8 », plus de deux cents cadres et parachutistes ont pris leur retraite à Castres et dans les environs immédiats.

Ils ont exercé une seconde carrière dans les entreprises locales où ils se sont fait apprécier pour leur ponctualité, leur politesse, leur solidarité et leur conscience professionnelle.

Ils ont, pour la plupart, épousé des Castraises avec lesquelles ils eurent en moyenne trois enfants de sorte que cette communauté particulière d’un millier de personnes, digne et fière d’elle-même, est devenue un solide maillon de la chaîne socio-économique locale.

Cette complicité, longtemps mûrie, a eu pour apothéose le parrainage officiel du « 8 » par « sa ville » en 1999. Depuis lors, les paras du « 8 » portent sur l’épaule droite l’écusson aux armes de la ville dont la devise est : « Debout » et qui, associée à celle du « 8 », donne étrangement :

« Volontaires Debout »
Il y a en France des coins où il fait bon vivre.

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